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Chroniques
I Capuleti e i Montecchi | Capulet et Montaigu
opéra de Vincenzo Bellini
À l’inverse de Giuseppe Maria Foppa (1760-1845), son ainé vénitien librettiste du Giulietta e Romeo de Niccolò Zingarelli (1796) dont nous parlions récemment [lire notre chronique du 21 janvier 2017], le Génois Felice Romani (1788-1865) semble avoir exclusivement puisé dans le conte de l’ecclésiastique Matteo Bandello (1554) et dans la tragédie éponyme de Luigi Scevola (1816) pour concevoir l’opéra en deux actes de Nicola Vaccaj (1790-1848) dont la première eut lieu à Milan le 31 octobre 1825. Contrairement à ce qu’avancé parfois, l’Italie cultivée du début du XIXe siècle n’ignorait point Shakespeare. S’il ne semble pas s’être enquis de son Romeo and Juliet – écrit dans les dernières années du XVIe d’après The tragicall history of Romeus and Juliet du poète Arthur Brooke (1562) et les récits traduits et réunis par William Painter dans le vaste Palace of Pleasure (1566-75) –, Romani signait pourtant dès 1821 le texte de l’Amleto du Pugliese Saverio Mercadante (1795-1870), créé à La Scala en décembre 1822 et inspiré par The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark – à l’instar de Franco Faccio (1863), plus fidèle encore au modèle shakespearien, puis d’Ambroise Thomas (1868) qui s’en éloigne grandement [lire nos chroniques des 28 juillet et 29 septembre 2016].
Cinq ans après, alors qu’il rédige Anna Bolena pour Donizetti, Saul pour Vaccaj et Annibale in Torino pour Ricci, Felice Romani doit retravailler son livret pour Vincenzo Bellini : de l’original il soustrait le personnage d’Adele et modifie sensiblement le rythme, au service du compositeur sicilien qui change quelques tessitures (le ténor Capellio se fait basse et la basse Tebaldo devient ténor), maintient un Romeo travesti et intitule sa tragedia in musica en quatre parties I Capuleti e i Montecchi. Le 11 mars 1830, la nouvelle œuvre triomphe à La Fenice (Venise).
Dès l’Ouverture, le plateau s’anime de combats d’épées, réglés par Véronique Bouisson, dans la loggia supérieure comme sur l’escalier et le parterre. La scénographie d’Emmanuelle Favre creuse la perspective par un trompe-l’œil volontairement imprécis, éclairé sfumato par Philippe Grosperrin. En adéquation avec l’option générale, Katia Duflot avait signé, pour cette production qui voyagea sur les planches de plusieurs théâtres, une vêture médiévale prenant au pied de la lettre l’indication du livret (« L'azione è in Verona, l'epoca è del tredicesimo secolo »). Sur deux espaces de jeu, délimités par un tulle tour à tour entrouvert ou opacifié par une paroi d’aspect minéral, la mise en scène de Nadine Duffaut se tient à l’essentiel : les amours contrariées de Juliette et Roméo, sur fond de guerre entre Guelfes et Gibelins dans Vérone envahie lors d’une nuit de fête par les Montaigu. On pourrait reprocher à l’auteure des choristes en rang d’oignons, l’économie de mouvement et, en général, le relatif statisme de la proposition : ce serait oublier le confort à réserver aux voix et à la musique. De fait, bien que se gardant de marcher sur la tête le spectacle s’évertue à respecter l’ouvrage.
Quelques gestes aussi rares que puissants viennent souligner diverses intentions, comme cette lame de Tybalt pointée par Juliette vers son père, semblant désigner le champion des Capulet comme élu d’un cœur ancestral qui ne saurait faire poids contre son amour. Par un simple genou en terre et l’absence de toute arme, accent est mis sur le noble courage de Roméo dans sa tentative de paix. Pour finir, après un cortège funèbre esthétiquement réussi, le chœur masculin – masqué, comme pour dire l’universalité de la peine – déplore la mort de la jeune fille, sur une scène nue dont a même disparue l’inquiète lueur garance. Certes, Juliette se réveille tandis que l’amant s’est empoisonné… sans doute le sacrifice des enfants fait-il office de traité de paix entre les deux clans ennemis, signifie la main autoritaire de Lorenzo sur le bras vengeur de Capellio.
On retrouve Nicolas Courjal, applaudi ici-même en Pimène (Moussorgski, Boris Godounov) et en Caronte à Lausanne (Monteverdi, Orfeo), ces derniers mois [lire nos chroniques du 5 octobre 2016 et du 16 février 2017]. Il campe un Capellio colérique, à plusieurs reprises tenté de pardonner sa fille et d’autant plus inflexible ensuite. Étrangement, la voix paraît aujourd’hui fermée, comme si la langue italienne lui convenait moins que les autres – à commencer par la française qu’il honore admirablement [lire nos critiques des CD Dimitri et Sémiramis, ainsi que nos chroniques du 27 mai 2013, des 8 mars, 10 mai et 31 août 2014]. La basse d’Antoine Garcin paraît également mal à son aise sur les premières scènes, puis se précise dans la deuxième partie, jusqu’au touchant duo de la troisième [lire nos chroniques du 31 mars 2005, du 7 mars et du 30 septembre 2008, enfin du 4 avril 2014]. D’une vaillance impérative, le jeune ténor Julien Dran conjugue clarté du timbre, souplesse de l’émission et grâce de l’inflexion, toujours nuancée, au fil de la partie de Tebaldo, attachant rival au contre-ut facile [lire nos chroniques du 15 novembre 2013, du 4 février 2014, des 12 février et 11 août 2016].
La carrière de Fabrizio Maria Carminati se consacre principalement au répertoire lyrique italien, comme en témoignent les nombreuses soirées Donizetti, Bellini, Verdi, Puccini, Mascagni, Zandonai ou Respighi qu’il dirige de par le monde. Après avoir salué sa Gioconda [lire notre chronique du 1er octobre 2014] et, rue Saint-Saëns, Il Pirata puis Tosca [lire nos chroniques du 25 février 2009 et du 13 mars 2015], le retour de la ciselure caractéristique de ses interprétations est bienvenu dans la fosse bellinienne. Après une Sinfonia rapide, quasiment di caccia, le chef italien livre une lecture à la ligne claire, fort investie dans le suivi dramaturgique. L’Orchestre de l’Opéra de Marseille révèle de constants progrès, avec des traits de cor, de clarinette, de flûte et de harpe idéalement assumés (l’on n’en saurait dire autant du Chœur maison).
D’un onctueux mezzo, volontiers consolateur mais encore vigoureux lorsque l’exige le drame, Karine Deshayes – on ne la présente plus, mais notons tout de même ses grand succès dans Norma et Armida [lire nos chroniques du 29 octobre 2016 et du 28 février 2017] – offre un Romeo de grande stature vocale, surtout dans les duos. Un voile rebelle encombrait la voix de Patrizia Ciofi lors de son récital à Karlsruhe ; ce soir, il disparait au cœur de la scène 4 de la première partie pour laisser se déployer un chant agile, d’une souplesse confondante et constamment expressif. La conduite est exemplaire, la nuance infiniment sensible et la présence scénique de sa Giulietta, retrouvée il y a trois mois en Espagne [lire notre chronique du 17 décembre 2016], plus que convaincante.
Le bel canto ne se plaindra pas de cette soirée.
BB